Nouvelles du couloir de la mort du Texas, 1er Février 2019

« Pour aller à l’étage, on grimpe une marche à la fois. Pas 4 ou 5. On y parvient sans stress si on y va une marche à fois, pas 4 ni 5. Pour cheminer dans la vie, il s’agit de se concentrer sur un pas à la fois. » Révérend Hui Yong Shih.

Vous est-il déjà arrivé de vous arrêter pour songer que le train de la vie nous fonce dessus à toute vitesse, que nous sommes pris dans un tourbillon, à tenter de ne pas se laisser distancer par tout ce qui se passe ? Pour moi, l’année 2018 n’aura été comme aucune autre. L’an dernier à cette époque, j’essayais de me sortir d’une mauvaise grippe et me réadapter à cet enfer sur terre dans lequel on m’avait renvoyé : le couloir de la mort du Texas, après avoir passé plusieurs mois loin d’ici, dans la prison du comté de Dallas. Cette réadaptation s’est avérée si difficile que je ne veux plus jamais quitter ce lieu jusqu’à ce qu’arrive pour moi le moment de m’en aller pour de bon. Pourquoi fut-ce si difficile ? Parce que j’avais l’impression d’être « à la maison » à Dallas et que j’ai dû de nouveau faire face à l’isolement complet. Ma mère venait me rendre visite deux fois par semaine, j’avais accès au téléphone et même à des visites vidéo (pensez à Skype ou à Facetime). Je regardais la télévision, j’avais des contacts avec d’autres prisonniers. Il m’a fallu six mois pour me retrouver et retrouver mon équilibre, sans parler de la folie à laquelle je suis confronté dans ce lieu, ou bien celle de la famille, des amis et du monde extérieur. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce ne fut pas facile.

Et tandis que j’arrivais enfin à retrouver mon état normal et à reprendre ma routine, tout à trac, le juge a rendu sa recommandation erronée concernant mon dossier. Faire face à cette décision et être obligé de revoir mes attentes fut très pénible. J’aurai toujours cette foi et cette certitude absolues qu’un jour je passerai de cette phase de ma vie à la prochaine, quand je serai libre pour toujours et loin d’ici. Mais je dois tenir compte du fait que ça n’arrivera pas forcément aussi vite que je le souhaite. Ce rebondissement redouté dans ma vie m’a remis en mémoire une maxime que nous utilisons ici dans le couloir de la mort : « Espère le meilleur et prépare-toi au pire ». Garder cette attitude nous aide bien dans ce camp de la mort des temps modernes, parce que les monstres qui cherchent à nous éliminer ne plaisantent pas. Ils sont déterminés à nous assassiner tous.

Quand le temps de Noël est arrivé, je me sentais vraiment bien, j’avais surmonté ces déceptions et je ne pensais qu’à passer les meilleures fêtes possibles. Je me sentais heureux, j’étais à la fête et je faisais de mon mieux pour partager ce temps avec chacun(e) en écrivant des lettres et des cartes, quand j’ai reçu la nouvelle inattendue de l’hospitalisation de ma mère en soins intensifs. J’avais peu de détails, juste les informations principales, mais il était clair que maman se battait pour rester en vie. J’ai perdu mon père en mai 2016, exactement deux semaines avant la date d’exécution qui m’avait été fixée, et voilà que je devais envisager de perdre aussi ma mère. Parce lorsqu’on est placé en soins intensifs à 80 ans, rien ne garantit qu’on va s’en sortir.

Alors que je devais tout récemment faire face à ce moment-charnière de ma vie, j’ai beaucoup réfléchi. Sans aucun doute, vivre sous la menace d’une exécution m’a enseigné tant de leçons de vie essentielles. Des choses dont je n’aurais pu me rendre compte nulle part ailleurs. L’une des leçons les plus fondamentales, c’est que l’espoir et l’abattement vont main dans la main. Quand survient la tragédie et que le monde autour de soi semble se désintégrer, on est au bord du désespoir. Et pour être clair, c’est la perte totale ou l’absence de tout espoir. Le désespoir, c’est être à terre, c’est avoir renoncé à la bonté, à la foi et en l’espoir d’une issue positive. Quand on en est là, on a le choix entre se laisser sombrer, laisser cette situation vous briser et ne plus croire en rien de bon, ou bien s’accrocher à ce qui reste d’espérance des deux mains et tenir bon avec toute la force qui est encore en vous. C’est dans ces situations-là que nous voyons de quoi nous sommes faits. Et au final, la vie n’est pas facile, mais notre attitude face aux épreuves de la vie nous appartient entièrement. Comme dit le proverbe : « si la douleur est inévitable, la souffrance, elle, n’est pas obligatoire ».

Exister, respirer, être vivant, cela veut dire faire face à de nombreuses difficultés, y compris la perte d’êtres chers. Et certains pourraient croire que dans ma situation, il serait facile ou même acceptable de vivre une vie de souffrances, d’être perpétuellement triste et malheureux à cause des revers et des malheurs qui n’ont cessé de se succéder.

Ce n’est pas ce que je veux. Vivre dans une attitude d’apitoiement sur soi n’est pas une option. Si je choisissais de ne considérer que ce qui m’est arrivé, oui, ça pourrait me conduire à vivre dans la douleur et le chagrin. Mais quand je regarde autour de moi, je vois tant d’autres âmes qui traversent les mêmes tourments que moi, en quelque sorte. Et quand je regarde le monde, de manière générale, je sais que des populations entières rencontrent toutes sortes de difficultés et de souffrances aussi. Quand je choisis d’avoir un regard plus large sur la vie et que je songe à tous ces aspects, je me rappelle que je ne suis pas le seul être qui souffre. Beaucoup de mes frères et sœurs en humanité vivent la même chose ou pire encore et quand j’élargis mon point de vue, je peux mettre en sourdine ma tendance à m’angoisser, à me laisser aller à la souffrance. Parce qu’après tout, se faire du souci n’aide en rien et ne fait qu’aggraver les choses. En réalité, j’ai énormément de chance, parce que j’ai une famille et des amis qui m’aiment vraiment beaucoup. Et je dirais que leur amour, leur compassion pour moi, est le puits duquel je tire ma force en permanence.

Il est une chose à laquelle il m’est particulièrement difficile de faire face, c’est l’inconnu. Tant d’éléments de ma vie m’échappent et je ne peux pas y faire grand chose. Ce que traverse ma maman l’a souligné davantage. Parce qu’elle était à l’hôpital durant la semaine de Noël et que le couloir de la mort du Texas était en confinement. Pas de visites, pas de courrier, aucun moyen pour qui que soit de me donner des nouvelles de son état. Et chaque soir durant cette semaine, j’ai remercié Dieu/L’Univers qu’aucun de ces monstres ne soit venu à ma cellule pour m’annoncer que ma mère était partie. Voilà comment j’ai vécu cette épreuve.

Cet événement m’a rappelé cette autre leçon : toutes les épreuves que nous traversons jalonnent le chemin qui nous mène à la destination prévue. En ce qui me concerne, la destination finale reste floue, mais je suis engagé sur le chemin à 100 % et j’ai depuis longtemps abandonné à une Puissance Supérieure toute tentative de contrôle de ma destinée. Ce rappel a aussi mis en lumière la nécessité d’un lâcher-prise par rapport à la volonté de tout savoir. Foi, confiance, croyance en ce qui est bon sont alors les maîtres mots. Soit on fait avec, soit en se tait.

Pour moi, garder la foi et croire en la bonté, c’est capital et analyser la situation pour en dégager ainsi des points essentiels m’a aidé à trouver et à garder la paix de l’esprit et à conserver un certain bien-être. Ce qui doit venir adviendra et il n’y a rien que je puisse y faire.

Avance rapide : un mois plus tard, à peu près, je suis heureux d’annoncer le dernier bilan de l’état de santé de maman. Elle est en convalescence et travaille à retrouver des forces, si bien qu’elle sera bientôt capable de rentrer à la maison. C’est tout ce que je sais, et cela me suffit, vous savez. La traversée de cette dernière épreuve m’a rappelé une chose qu’un ami moine Bouddhiste, le Révérend Hui Yong Shih, a partagée avec nous : « Pour aller à l’étage, on grimpe une marche à la fois. Pas 4 ou 5. On y parvient sans stress si on y va une marche à fois, pas 4 ni 5. Pour cheminer dans la vie, il s’agit de se concentrer sur un pas à la fois. »

Alors que je médite cette vérité indiscutable, je constate que, soumis à la pression de 2018, j’essayais de monter les escaliers quatre à quatre. Cela m’a causé un grand stress. Essayer de penser à ce qui pourrait arriver, chercher qui avait dit quoi, où ce voyage me conduirait, tout ça m’occasionnait une très grande tension, beaucoup de chagrin et de douleur ! Pourquoi ? Parce que je ne pensais pas à monter une marche à la fois.

Je suis très reconnaissant d’avoir autour de moi des êtres aussi sages et aussi aimants que le Révérend, et tous les autres qui m’apportent aide et soutien alors que je poursuis mon chemin, parce que la vie n’est pas facile. Mais je vais vous dire une chose : parce que je vis, que j’aime, que je perds ce qui m’est cher, que je m’autorise à ressentir toutes ces émotions, je me cogne parfois. Mais, m’autoriser à ressentir le chagrin, puis attendre qu’il passe, me rend plus fort. Essayer, échouer, et ressentir me permet de rester humain et me donne la possibilité de m’élever, d’être quelqu’un de bon et capable de compassion.

Parce que si nous acceptons d’être malmenés par les épreuves de la vie, comme le métal sur l’enclume, et que nous revenons, encore et encore, résistant au feu puis à la trempe, nous devenons durs et résistants comme l’acier. Et c’est quoi résister ? Être capable de vivre un jour après l’autre, de gravir les marches l’une après l’autre… sans éprouver de stress !

Amour, Paix, Espoir.

Charles Don Flores.