Journal de bord du 25 juin au 5 juillet 2020

Jeudi 25 juin 2020 (« So into you », Fabulous) « Si vous pensez pouvoir gagner, vous pouvez gagner. Pour vaincre, il faut avoir la foi. » William Hazlitt

J’ai reçu l’appel d’un avocat ce matin.

J’imagine que je devrais me sentir soulagé et être content. Et je pense que c’est le cas quand je songe au soulagement de ma famille et de mes amis. En ce qui me concerne ? Pas tant que ça. Je ne crois pas pouvoir passer outre le fait que moi, l’homme à la peau mat qui clame son innocence depuis le départ, je doive faire face à ça. Et que le meurtrier blanc qui a avoué avoir commis le crime pour lequel je suis là, dans le couloir de la mort, est en liberté conditionnelle.

Être victime, depuis plus de 22 ans, d’un système de justice pénale qui intègre en tout état de cause un racisme institutionnel m’affecte de multiples façons qu’il m’est difficile de verbaliser. Et tous ces traumatismes m’ont façonné de telle manière qu’un retour en arrière est impossible.

C’est la réalité de cette situation, c’est comme ça.

S’il y a une chose dont je suis certain, c’est que je ne me contenterai pas d’être libéré de cette pression. Je ne serai pas entièrement satisfait tant que je ne serai pas libre et loin d’ici.

Vendredi 26 juin 2020 (« You’re no good », Linda Rondstadt).

« Comptez votre âge en amis, pas en années. Comptez votre vie en sourires, pas en larmes. » John Lennon

Durant ces dernières semaines, je me suis efforcé de développer une sorte de vision télescopique : je garde les yeux rivés sur mon objectif et ne laisse rien ni personne m’en faire dévier.

Aujourd’hui, je me suis levé à cinq heures et demie pour mon tour de promenade. À 6 heures, on m’avait placé dans la salle commune ; ça ne faisait même pas 15 minutes que j’y étais qu’un gardien a reçu un appel lui disant « Pas de promenade ! Seulement les douches ». Pendant tout ce temps, je me disais que j’aurais pu être en train de dormir. Donc, je prends ma douche et retourne au lit aussitôt. C’était calme, je me suis vite rendormi. J’ai dormi pendant quelques heures, et assez étrangement, je me suis dit « Un avocat va te téléphoner ! » QUATRE fois je crois. Et ça n’a pas raté, vers midi et demi, les gardiens sont devant ma porte : « Appel de l’avocat ! » Je n’attends plus qu’une chose, c’est le fameux « message », le « Réveillez-vous, vous rentrez chez vous ! » Haha !

Quoi qu’il en soit, c’était bel et bien la personne à laquelle je pensais, et il semblerait que dans un avenir proche, après avoir traversé la tempête, l’on se trouve maintenant en eaux calmes, je suis content. Pour l’heure, je retourne à mon boulot et à ma vision linéaire. J’ai pas mal de choses à faire, et c’est plutôt une bonne chose. J’ai démarré la journée deux fois, et là, je suis au boulot. Je fais ce dont j’ai besoin et pas ce que j’ai envie de faire. Ça fait du bien, et je me sens un peu en veine.

Samedi 27 juin 2020 (« Damn’ Good », David Lee Roth)

« La seule chose qui soit pire que de ne pas être libre, c’est de ne pas se souvenir de quand on était libre. C’est peut-être la chose la plus triste qui soit ». Leonard Peltier

J’adore autant que je déteste les souvenirs que j’ai de l’époque où j’étais libre. Je les déteste tellement que je n’y ai volontairement pas pensé durant des années. Je les aime tellement que lorsque je les sors de ma boîte à souvenirs, je les y remets s’ils sont douloureux. Ils me donnent envie de pleurer. Donc j’évite d’y penser, c’est ma façon de les gérer.

Aujourd’hui, quelque chose m’a poussé à écrire un essai qui parle des souvenirs que je garde de l’époque où j’étais libre. J’y évoque mon ami Justin Cody Prather. C’était un type bien, toujours prêt à tout, et il ne caftait jamais. Il l’avait appris de moi, pour le meilleur et pour le pire. Les gens peuvent dire ce qu’ils veulent de Cody, il était prêt à tout et ce n’était pas une balance ! On a été meilleurs amis jusqu’à ce que la prison nous éloigne. Lui en premier, puis moi, et me voilà ici. Je me souviens que Cody m’avait parlé de son père ; il se déplaçait en Harley Davidson et était originaire de la Virginie Occidentale, je crois… Ça fait plus de 30 ans. Son père est mort jeune, dans la quarantaine, il est décédé quand on est devenu amis.

En 2016 j’ai appris que mon ami Cody était mort dans son sommeil. Il est parti trop tôt comme son père. Je me souviens que quand le titre « Damn’ Good » est sorti, Cody et moi on s’éclatait dessus dans la El Camino. J’ai adoré cette chanson dès la première fois que je l’ai écoutée. Qui aurait cru que Cody et moi, on vivait alors ces « Damn Good Times » (cette sacrée bonne époque)…

Dimanche 28 juin 2020 (« Long long time », Linda Ronstadt)

« Ce n’est pas là où je respire que je vis, mais là où j’aime. » St Robert Southwell

C’est un nouveau dimanche matin. J’écoute « Blues Brunch with Nuri Nuri », et franchement, ce gars-là en connaît un rayon en matière de blues. J’ai dormi toute la nuit, et là, musique à fond, je donne tout. Je suis au sol et j’enchaîne une demi-heure de sport non-stop. Et un peu de méditation avec ça avant mon tour d’aller à la douche. Quelqu’un que je connais m’a dit d’arrêter de mordre, j’ai répondu : « Okay ». Pour éviter de laisser mes « pulsions guerrières » mettre à mal d’autres relations, je n’ai pas d’autre choix que de me défouler, pour évacuer toute cette rage. J’arrive à faire baisser la pression à moitié, là, je parviens à maîtriser mes émotions négatives. Mais, ce n’est franchement pas facile, ça non. Mais je gère. Et vous le savez déjà, j’ai la carrure pour encaisser tout ça.

Cette espèce de nuage noir qui m’a suivi pendant environ un an a enfin disparu. Et ça fait un bien fou. Je me demandais combien de temps ça allait durer… Là, je suis content d’être de nouveau moi-même à 100%. Je suis tout à fait capable de transformer mes rêves en réalité quand j’ai toute ma force. Vous ne me croyez pas ? Regardez bien.

C’est assez dingue ici : pas de promenade à cause du sous-effectif, ensuite, ces deux derniers jours, de nombreuses rumeurs de cas de COVID-19 dans l’unité, dont certaines avérées, ont couru… Plus d’appels téléphonique depuis que le décret d’urgence du Département de la Justice Pénale du Texas (TDCJ) est arrivé à son terme. Donc pas de parloir, pas d’appels, pas de visites/rendez-vous avec mon équipe juridique, et je suis censé ne rien dire. On dirait que je vais avoir besoin de faire plus de sport, mes pulsions refont surface !

 

Jeudi 2 juillet 2020 (« Little by Little », Robert Plant)

« Si vous y croyez, vous êtes déjà à moitié arrivé. » Teddy Roosevelt

Une fois, on m’a dit que si j’étais autant organisé et que le fait d’avoir mes affaires bien à leur place m’obsédait, c’est parce que je maîtrisais si peu le cours de ma vie. De ce fait, je fais mon maximum par rapport à ce que je peux contrôler ici. Je prévois la veille les activités du lendemain. Quand je veux sortir le matin, je me couche à 23 heures pour pouvoir me réveiller à 5 heures et me sentir reposé. Tous les jours, 5 jours par semaine, je vais en promenade vers 6 heures du matin, ou alors je fais partie du groupe du premier tour de promenade que les gardiens répartissent dans les 6 salles communes et les 4 cours extérieures. Les gardiens commencent leur service à cinq heures et demie du matin, ils viennent nous demander si on veut sortir. On est dans la salle commune dès 6 heures. J’aime sortir tôt le matin. Quand je prévois bien les choses, je peux sortir, me doucher et avoir l’équivalent d’une journée d’écriture ou de travail à faire.

Hier soir, j’étais au lit à 23 heures, et je me suis levé à 5 heures. Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt, tout ça tout ça… La gardienne est venue me demander si j’allais me doucher. Je lui ai répondu que oui, mais après être sorti ! Elle m’a ensuite dit que personne ne sortirait car il n’y avait pas assez de gardiens. On n’aurait que la douche. Pour moi, les gardiens de prison, c’est comme les couvreurs ! Ils n’aiment pas travailler, et le jour de leur paie, ils vont tout claquer au bar du coin ou en boite de nuit, et ne viennent pas travailler le lendemain. Ils sont encore bourrés le lendemain ! Et devinez quel jour c’était hier pour ces salauds ? Le jour de paie ! Donc j’ai fait du sport dans ma cellule, et je suis là, assis, à vouloir en sortir.

Vendredi 3 juillet 2020 (« Mercury », The Steve Miller Band)

« De l’amour et de la confiance, entre ce qui est dit et ce que l’on entend durant notre vie, ça peut faire toute la différence. » Fred Rogers

Aujourd’hui, j’ai fait quelque chose que j’adore. C’est à dire que j’ai pris une journée pour lire tous les magazines et les journaux pas encore ouverts que je reçois ici. Souvent, pendant la semaine et surtout les lundis, mardis et mercredis, je me concentre sur ma correspondance et j’écris beaucoup de courriers. C’est un weekend férié qui marque le 4 juillet, jour de notre fête nationale ou « Independence Day ». Je suis sûr qu’il n’y aura pas de courrier aujourd’hui, il ne manquait plus que ça ! On n’aura certainement pas de courrier lundi. On verra.

Sans grande surprise, les couvreurs, pardon, les gardiens, ne sont pas venus. Pas de promenade pour nous. Toujours pas ! Je suis en colère, mais on ne peut rien y faire. J’ai dit ça à un ami aujourd’hui : « La seule chose qui va se passer, c’est que l’on va avoir des problèmes et que l’on va se retrouver au Niveau 3 ». Donc, je préfère évacuer ma frustration en faisant du sport dans ma cellule. Jusque-là, tout va bien ! Quand, dans la vie, il y a des choses que l’on ne peut pas contrôler, on doit l’accepter et faire avec. On a beau leur montrer à quel point on souffre, tout ce que ça va nous apporter, c’est de nous retrouver dans une cellule sans mobilier après nous être fait gazer. Je passe mon tour !

Je préfère profiter de la journée. Pendant tout le weekend, ils ont passé des standards et des tubes plus récents sur la station de radio The Box, un peu comme une compétition. Je me suis éclaté ! Je vous préviens, mon truc, c’est les classiques de la chanson américaine !

Samedi 4 juillet 2020 (« If trouble was money », Albert Collins)

« Pas besoin de faire de longs discours pour dire la vérité. » Chief Joseph

Aujourd’hui, c’est « Independence Day », notre fête nationale, et dans le couloir de la mort, on célèbre ce jour en étant privé de promenade, pour ne pas changer… Je suis content de pouvoir me doucher. Faut bien être content de quelque chose. À midi on nous a donné du poulet cuit à la broche. J’ai fait des tacos avec ma cuisse de poulet, le riz et les haricots. C’est comme ça qu’un Latino fête le 4 juillet !

Là, quelque part, certains de mes proches sont dans un jardin ; ils écoutent de la musique et sirotent des bières pendant que le barbecue chauffe. Le 4 juillet a toujours été un jour chômé, et c’est comme ça qu’ils le passent. De la musique Tex-Mex, des enfants qui courent après les chiens dans le jardin. Des amis et de la famille qui vont et viennent, la bière qui coule à flots. La Budweiser, la Bud Lite ou encore la Miller Lite en tête de liste, fraîchement sorties de la glacière. Des hot-dogs, des hamburgers, du poulet, ou encore des côtelettes cuisent sur le grill…

Je ne sais pas pourquoi j’ai repensé à ma vie d’avant le couloir de la mort, c’est venu comme ça ! Je remarque que ce n’est pas aussi douloureux qu’avant. Je ne saurais pas vraiment dire pourquoi, mais ces souvenirs se font très présents, surtout à Noël ou le 4 juillet. Je continue de faire ce que je peux pour tenter de retrouver le monde libre que j’ai quitté il y a si longtemps. Peut-être suis-je sur le long chemin du retour – tant que je suis sur en chemin !

Dimanche 5 juillet 2020 (« Blues Power-Live », Albert King)

« Plus j’avance en âge et plus la vie est belle. » Frank Lloyd Wright

Tous les dimanches, j’écoute « Blues Brunch with Nuri Nuri », sur kpft.org, c’est un rendez-vous incontournable ! Et comme d’habitude, ce type est génial, toujours à partager tous ces morceaux de blues extraordinaires. J’ai dormi tard, jusque 9 heures, après avoir réalisé que je ne suis pas au mieux de ma forme si je ne dors pas assez. Si je dors 8 heures, je suis en pleine forme, comme aujourd’hui. Il m’aura juste fallu 50 ans pour m’en rendre compte ! J’ai fait mon sport et ma méditation, et me voilà avec un stylo à la main. J’en suis venu à vraiment aimer le blues. J’avais un ami qui s’appelait Bill Dillworth, il était mécano. Il avait un atelier à côté de l’entreprise de couverture et de bâtiment de mon père, il y a bien, bien longtemps. Bill ne jurait que par Mopar: il possédait quelques jolis modèles de Chrysler et de Dodges. On est devenus amis. J’avais 20 ans et quelques et lui était dans la quarantaine, il adorait le blues. Moi, je n’y connaissais rien, puis une fois il nous a invités, ma copine et moi, à aller dans un club de blues. On l’y a suivi. Je me souviens juste que c’était dans la partie est de Dallas, et que c’était Bill qui avait conduit. On est arrivé en début de soirée, on a pris des verres et la musique a commencé. C’était incroyable. L’une de mes meilleures expériences musicales en live de ma vie.

C’est seulement maintenant que je comprends à quel point le blues est fantastique, et j’en profite tous les weekends. Dès que je sors de ce trou, je vais faire en sorte d’assister à plein d’autres concerts de blues !