Lorsqu’un témoin est confronté à l’accusé: l’identification au tribunal est-elle juste ?

À ce jour, deux Etats répondent: « pas toujours », et essaient de limiter cette pratique.

Par Marella Gayla Traduit en français à partir de l’article original publié sur  « The Marshall Project »

C’est l’une des plus vieilles tactiques ayant cours dans les tribunaux d’Amérique : lors d’un procès au pénal, un procureur demande à un témoin clé s’il voit la personne qui a commis le crime quelque part dans la salle. Tout le monde retient son souffle. Le témoin se tourne et pointe du doigt le défendeur, tandis que les jurés ne perdent pas une miette du spectacle.

Cependant, cette pratique qui perdure, et qui remonte à l’époque coloniale, fait l’objet de nombreuses critiques depuis quelques années, alors qu’on l’accuse souvent d’être un outil non fiable qui n’a pas sa place dans un procès au XXIème siècle.

Prenant appui sur un grand nombre de recherches sur le risque d’erreur des témoignages de témoins oculaires en général, des questions sont aujourd’hui précisément soulevées sur l’identification en salle d’audience. Certains experts affirment que cette tactique est indubitablement suggestive, qu’elle met à l’épreuve la mémoire du témoin au détriment de l’efficacité, et qu’elle apporte plus d’effets de manche que de preuves probantes. Ils affirment par ailleurs que de tels processus induisent une marge d’erreur.

Le Massachusetts et le Connecticut ont déjà limité le recours à ce type de démarche. Dans les deux Etats, la principale inquiétude réside dans le fait que le témoin présent dans la salle d’audience procède à l’identification pour la première fois, sans avoir auparavant désigné le défendeur lors d’une séance d’identification classique, à l’occasion d’une parade ou au moyen d’une série de photos. Dans certains cas, il arrive que le témoin procède à l’identification en salle d’audience des semaines, voire des années après que le crime ait été commis.

Selon une décision prise en 2016 par la Cour Suprême de l’Etat du Connecticut, il n’est pas possible de demander aux témoins d’effectuer une identification au tribunal, sauf s’ils connaissaient l’accusé avant d’être témoin du crime ou à moins d’avoir déjà identifié avec succès le défendeur lors d’une procédure en-dehors du tribunal, ou sauf si l’identité de l’auteur du crime n’est pas contestée.

Au Massachusetts, en 2014, l’instance suprême de l’Etat a largement interdit la pratique dans les cas où des témoins n’auraient pas été catégoriques à 100% lors de l’identification du défendeur avant le procès. Il est possible que l’Etat du Colorado emboîte le pas sous peu.

L’impulsion en faveur d’une restriction des identifications en salle d’audience date d’il y a environ cinq ans ; elle est le fruit des efforts de « The Innocence Project », organisme juridique à but non lucratif, dont le but est d’innocenter les personnes victimes d’erreurs judiciaires. Ce groupe, qui espère poursuivre ses efforts aux quatre coins du pays, conserve des données sur les disculpations fondées sur des tests ADN aux Etats-Unis depuis 1989. D’après cet organisme, dans 71% de ces cas d’erreurs judiciaires, on retrouve une forme d’erreur d’identification par un témoin oculaire, à la fois au tribunal et en-dehors. Sur ce chiffre de 71%, plus de la moitié des affaires impliquait une erreur d’identification lors du procès.

Les avocats d’Innocence Project affirment qu’une première identification lors du procès augmente le risque de condamnation injustifiée. Ils avancent que le côté particulièrement théâtral de ce geste de pointer du doigt l’accusé peut parfois compenser les lacunes d’une affaire où les preuves sont peu nombreuses.

“Vous commencez vraiment à vous demander pourquoi nous faisons ça,” indique Karen Newirth, avocate chevronnée de l’organisation « The Innocence Project ». “Cette méthode induit énormément de préjugés parce que les jurés sont extrêmement impressionnés.”

La disposition des parties en présence dans la salle d’audience, où l’accusé est assis près de l’avocat de la défense, laisse peu de doute quant à l’identité de la personne que l’Etat traduit en justice, explique Karen Newirth. Il se peut que le défendeur soit la seule personne de la salle qui corresponde à la description du témoin. Au lieu de s’appuyer sur ce dont il se souvient de la scène du crime, il arrive qu’un témoin fasse une supposition ou se contente de pointer du doigt le défendeur, car ce dernier lui semble être le choix le plus évident dans le contexte de la chambre d’audience.

Dans le Colorado, Karen Newirth a déposé des conclusions dans l’affaire de James Joseph Garner, accusé d’avoir tiré des coups de feu et d’avoir blessé plusieurs personnes dans un bar en 2009. Selon l’avocate de Monsieur Garner, Rachel Milos, aucun témoin n’est parvenu à identifier Monsieur Garner sur une série de photos seulement quatre mois après le crime présumé.

Cependant, lorsque deux témoins ont été appelés à la barre plus de deux ans après, ils l’ont identifié comme étant l’auteur du crime sans émettre le moindre doute. Il a été condamné pour tentative d’assassinat par conduite dangereuse, agression au premier degré, et agression au second degré peu de temps après. Monsieur Garner a fait appel de sa condamnation, mais la cour d’appel a confirmé le jugement. Son affaire est actuellement en instance devant la Cour Suprême du Colorado.

Lorsqu’elle rédigeait les conclusions pour Monsieur Garner, Karen Newirth a étudié l’affaire du Connecticut qui a modifié la pratique de cet Etat. Là aussi, un témoin n’était pas parvenu à identifier l’accusé, Andrew Dickson, qui est noir, comme étant son agresseur lors d’une séance d’identification sur photos un an après le crime. Lorsqu’on lui a demandé qui avait commis le crime au tribunal, près de trois ans après les faits, le témoin a désigné Monsieur Dickson, seul Afro-Américain de la salle d’audience, lequel se tenait à côté d’un auxiliaire de justice en uniforme.

“Bien évidemment, ils ne vont pas montrer un membre de l’assistance, ils ne vont pas désigner l’huissier, ils vont pointer du doigt la personne à la table de l’accusé,” indique Princess Dickson, mère d’Andrew. “Une fois que vous vous trouvez dans la salle d’audience, comme victime, vous n’avez pas envie d’imaginer que la police ait pu se tromper.”

Dans l’affaire Dickson, le tribunal du Connecticut a restreint l’application de cette pratique très ancienne. Désormais, les témoins ne peuvent plus identifier les accusés au tribunal, sauf s’ils connaissaient le défendeur avant d’être témoin du crime ou sauf s’ils ont pu identifier avec succès le prévenu face à une série de photos ou au moyen d’une parade d’identification non-suggestive avant le procès.

Les nouvelles directives, toutefois, n’ont pas été appliquées rétroactivement à l’affaire Dickson, le tribunal ayant conclu que les jurés auraient de toute façon jugé le prévenu coupable. Il a fait appel de la décision et son appel a été rejeté.

Laurie Feldman, procureur auprès de la cour d’appel, qui a représenté l’Etat du Connecticut dans l’affaire Dickson, a insisté sur le fait que tous les types de preuves – et non pas uniquement les identifications en salle d’audience – sont susceptibles de donner lieu à des erreurs. Le contre-interrogatoire et les directives aux jurés, dit-elle, sont censés faire office de “garde-fou” ; c’est aux jurés de décider de la fiabilité des preuves.

“La Cour Suprême des Etats-Unis a clairement indiqué que les éléments permettant l’identification, en particulier, ne devaient pas être éliminés du procès simplement parce qu’ils risquent d’être erronés,” poursuit Madame Feldman.

Les juges du Connecticut ont décidé que l’identification en salle d’audience constituait une violation du droit constitutionnel de Monsieur Dickson à un procès équitable, parce que l’identification était inutilement suggestive. Madame Feldman a qualifié les arguments constitutionnels “d’anachroniques,” et a souligné le fait que l’identification au tribunal fait partie intégrante des procès en matière  pénale depuis des siècles, ce, avant même l’existence des procédures d’instruction ou des forces de police.

La nature historique de cette pratique n’est en rien sujette à controverse. Selon Madame Dickson, les juges du Connecticut ont cité John Langbein, historien du droit à Yale, qui a décrit la prééminence de l’identification par témoin oculaire aux prémisses des systèmes judiciaires de l’Angleterre et de l’Amérique. Cette procédure s’est enracinée à l’époque où les justiciables se déplaçaient sans doute à dos de cheval, soit bien avant l’avènement des tests ADN et de la technologie d’identification des empreintes digitales, ou bien avant l’important corpus de recherches sur les limites de la mémoire.

“La tradition est un argument imparable pour certains, et c’est compliqué de faire évoluer les choses,” explique Madame Newirth. “Nous demandons aux tribunaux de changer des décennies de pratiques qui ont prévalu, et c’est très difficile.”